Tadoussac. Assise à la table du restaurant La Bohème, elle écrit sur son laptop, ses cheveux courts frisés retenus par un bandeau couleur terre. Une paire de lunettes stylées complètent son visage rond, ainsi qu'un habit plus ou moins informe fait de multiples châles et de tricots beiges.
2 heures plus tôt. La 300 M de mon père fend la rue des Pionniers, faisant fi du paysage magnifique. On a une mission.
330. C'est l'adresse de la maison d'été de M. Tom Flery, homme d'affaire d'Ottawa. Anglophone. La physionomie affreuse de sa grosse torche de femme me le confirme. J'assume pleinement la gratuité de ce sophisme xénophobe. C'est ma première sortie hors-Saguenay depuis des lustres, et dieu sait que la décoration champêtre de cette ogresse sauce Saint-Andrew n'a su retenir mon chauvinisme proverbial. Du moins pour l'instant.
Il y a un autre homme, assez grand, avec une épouse dans le même genre. Le domicile est une frêle mais magnifique construction du début du vingtième siècle, héritage précieux des Flery.
Présentations. Je me contente de marmonner "I'm just the photograph", ce qui tire des sourires plus ou moins condescendants à nos hôtes et confirme mon rôle de narrateur. Mon père à l'air sévère du professionnel impénétrable. La situation est exposée émotivement par les clients, et reçue dans un anglais distant par l'homme engagé...
Nos pas nous mênent à l'extérieur, sur des sentiers de terre battue qui surplombent le Saint-Laurent. Les deux chiens des Flery ouvrent la marche, superbes bêtes dressées au regard.
Elle détourne les yeux de son écran, s'adresse à une connaissance, soudain radieuse. Le restaurant n'est pas très grand, et elle parle assez fort, d'une voix cassante et haut perchée. Elle revient vite à son portable.
Le mien est resté dans la 300 M. J'ai entre les mains l'appareil photo et un carnet d'arpentage dans lequel mon père a noté les mots "Bouleaux", "Sapins" et "Drain". Je m'isole dans mon rôle d'accessoiriste, échangeant parfois un mot avec Mrs. Flery. Celle-ci sue et gravite dans un espèce de pyjama ample, avec un sourire qui montre un abus évident de cookies. Très vite je m'intéresse à la polémique. Tom piétine des arbustres et désigne un emplacement quelque part dans la forêt, non loin d'une vue assez impressionnante sur le Saint-Laurent.
"You see, the town just won't let us build unless they secured the cliffs. The property belongs to the Flerys, yet recent landslides have jeopardized the safety around here, we're out of options...I think this might be due to recoils of Katrina..."
Le belvédère n'est pas naturel. En bas de la falaise j'aperçois des arbres séculaires déracinés, un chaos de branches et de sable.
La discussion s'anime. Tom n'est pas étranger à certaines notions de génie civil, que mon père complète avec des termes techniques. Tadoussac, faisant partie des 10 baies les plus belles au monde, est à la veille d'une série de glissements de terrain qui jetteront dans le fleuve l'ensemble des pittoresques chalets patrimoniaux qui jalonnent ses berges.
Elle croque distraitement dans une salade d'endives, faisant apparaître une ébauche de menton, puis elle revient à l'écran. Elle ne sent rien, sinon une furtive odeur de sel.
Nous sommes descendus sur la grève. Le spectacle est saisissant. Une section entière de falaise s'est écrasée sur la berge, montrant au jour une dangereuse semelle de glaise qui porte l'un des plus beaux chalets. Mon père s'inquiète et annonce que le prochain glissement de terrain entraînera l'habitation avec lui. Des murs de béton tentent désespérément de retenir quelques newtons, mais la plupart datent d'avant-guerre et la municipalité est prisonnière de ses normes touristiques pour renforcer le support des berges. J'ai parlé à l'autre homme, qui est un enseignant de théâtre et d'anglais dans une école secondaire de Lachine, à Montréal. Il n'aime pas son travail, mais semble en avoir tiré une forme de gratification qui me rejoint. Enfin.
Mon père recense six lieux dangereux. Il expose des solutions. Forer une série de conduites dans la falaise, y insérer des drains d'écoulements recouverts de géotextile. Éventuellement il recommande de remplir le trou de glaise avec des rochers livrés par bennes. Enthousiastes, mais saisis, les victimes l'encouragent de leurs "Ya" inquiets, les yeux rivés sur la corniche. Maudit que Mrs. Flery a chaud. Il faudra reconstruire les murs de soutainement, déposer des avis techniques qui devront convaincre le gouvernement, respecter un enchevêtrement de normes...
Je réalise que nous sommes le 21 mai. C'est le Patriot's Day, et je suis en train de sauver le monde. En anglais. Le timing y jouait pour beaucoup, mais en cet instant j'incarnais, malgré mon rôle désespérément passif, l'image sécurisante pour une poignée d'anglophones qui tremblent sous les hospices d'un sinistre. J'étais...un patriote. Un vrai. J'aurais frenché la reine.
Elle dédaigne d'un nez en trompette les dernières feuilles de sa salade. Elle replonge dans les LCD de son portable, contemplant une quelconque page offerte par le réseau sans-fil de l'établissement. Elle remercie la serveuse d'un ton sec.
Je regarde la falaise...les arbres tombés, les esquisses de murailles qui ploient sous la pression. D'un air navré, que je me surprend à partager, mon père annonce gravement que malgré les mesures, les glissements de terrain auront lieu.
2 heures plus tôt. La 300 M de mon père fend la rue des Pionniers, faisant fi du paysage magnifique. On a une mission.
330. C'est l'adresse de la maison d'été de M. Tom Flery, homme d'affaire d'Ottawa. Anglophone. La physionomie affreuse de sa grosse torche de femme me le confirme. J'assume pleinement la gratuité de ce sophisme xénophobe. C'est ma première sortie hors-Saguenay depuis des lustres, et dieu sait que la décoration champêtre de cette ogresse sauce Saint-Andrew n'a su retenir mon chauvinisme proverbial. Du moins pour l'instant.
Il y a un autre homme, assez grand, avec une épouse dans le même genre. Le domicile est une frêle mais magnifique construction du début du vingtième siècle, héritage précieux des Flery.
Présentations. Je me contente de marmonner "I'm just the photograph", ce qui tire des sourires plus ou moins condescendants à nos hôtes et confirme mon rôle de narrateur. Mon père à l'air sévère du professionnel impénétrable. La situation est exposée émotivement par les clients, et reçue dans un anglais distant par l'homme engagé...
Nos pas nous mênent à l'extérieur, sur des sentiers de terre battue qui surplombent le Saint-Laurent. Les deux chiens des Flery ouvrent la marche, superbes bêtes dressées au regard.
Elle détourne les yeux de son écran, s'adresse à une connaissance, soudain radieuse. Le restaurant n'est pas très grand, et elle parle assez fort, d'une voix cassante et haut perchée. Elle revient vite à son portable.
Le mien est resté dans la 300 M. J'ai entre les mains l'appareil photo et un carnet d'arpentage dans lequel mon père a noté les mots "Bouleaux", "Sapins" et "Drain". Je m'isole dans mon rôle d'accessoiriste, échangeant parfois un mot avec Mrs. Flery. Celle-ci sue et gravite dans un espèce de pyjama ample, avec un sourire qui montre un abus évident de cookies. Très vite je m'intéresse à la polémique. Tom piétine des arbustres et désigne un emplacement quelque part dans la forêt, non loin d'une vue assez impressionnante sur le Saint-Laurent.
"You see, the town just won't let us build unless they secured the cliffs. The property belongs to the Flerys, yet recent landslides have jeopardized the safety around here, we're out of options...I think this might be due to recoils of Katrina..."
Le belvédère n'est pas naturel. En bas de la falaise j'aperçois des arbres séculaires déracinés, un chaos de branches et de sable.
La discussion s'anime. Tom n'est pas étranger à certaines notions de génie civil, que mon père complète avec des termes techniques. Tadoussac, faisant partie des 10 baies les plus belles au monde, est à la veille d'une série de glissements de terrain qui jetteront dans le fleuve l'ensemble des pittoresques chalets patrimoniaux qui jalonnent ses berges.
Elle croque distraitement dans une salade d'endives, faisant apparaître une ébauche de menton, puis elle revient à l'écran. Elle ne sent rien, sinon une furtive odeur de sel.
Nous sommes descendus sur la grève. Le spectacle est saisissant. Une section entière de falaise s'est écrasée sur la berge, montrant au jour une dangereuse semelle de glaise qui porte l'un des plus beaux chalets. Mon père s'inquiète et annonce que le prochain glissement de terrain entraînera l'habitation avec lui. Des murs de béton tentent désespérément de retenir quelques newtons, mais la plupart datent d'avant-guerre et la municipalité est prisonnière de ses normes touristiques pour renforcer le support des berges. J'ai parlé à l'autre homme, qui est un enseignant de théâtre et d'anglais dans une école secondaire de Lachine, à Montréal. Il n'aime pas son travail, mais semble en avoir tiré une forme de gratification qui me rejoint. Enfin.
Mon père recense six lieux dangereux. Il expose des solutions. Forer une série de conduites dans la falaise, y insérer des drains d'écoulements recouverts de géotextile. Éventuellement il recommande de remplir le trou de glaise avec des rochers livrés par bennes. Enthousiastes, mais saisis, les victimes l'encouragent de leurs "Ya" inquiets, les yeux rivés sur la corniche. Maudit que Mrs. Flery a chaud. Il faudra reconstruire les murs de soutainement, déposer des avis techniques qui devront convaincre le gouvernement, respecter un enchevêtrement de normes...
Je réalise que nous sommes le 21 mai. C'est le Patriot's Day, et je suis en train de sauver le monde. En anglais. Le timing y jouait pour beaucoup, mais en cet instant j'incarnais, malgré mon rôle désespérément passif, l'image sécurisante pour une poignée d'anglophones qui tremblent sous les hospices d'un sinistre. J'étais...un patriote. Un vrai. J'aurais frenché la reine.
Elle dédaigne d'un nez en trompette les dernières feuilles de sa salade. Elle replonge dans les LCD de son portable, contemplant une quelconque page offerte par le réseau sans-fil de l'établissement. Elle remercie la serveuse d'un ton sec.
Je regarde la falaise...les arbres tombés, les esquisses de murailles qui ploient sous la pression. D'un air navré, que je me surprend à partager, mon père annonce gravement que malgré les mesures, les glissements de terrain auront lieu.
Moment de silence.
"Hé que c'est beaaaaau!"
Trois. Un gars avec une guitare et deux filles aux cheveux sombres. Ils passent rapidement derrière nous, sans même entrer dans le paradigme de nos hôtes.
Ils sont habillés avec un mélange de raphia et de laine. En sandales de babiche. Leur regard a déjà quitté la falaise. C'est la marée basse, ils se rendent au village.
Je les observe s'éloigner derrière mes verres fumés.
Ce qu'il y a de beau avec le mépris, c'est qu'il est aisément transférable. Il fallait que j'haïsse quelqu'un pour cette phrase chantante qui brime mon héroïsme. Je serre les dents.
Elle a fini de manger depuis longtemps, et sirote à présent un thé au jasmin en pianotant sur son clavier.
On entre dans le seul restaurant ouvert hors-saison, La Bohème.
Je la vois. Stereotype.
Je l'ai regardée. Elle m'a regardé. J'ai ri d'elle. Assez fort, le restaurant est pas bin bin grand.
1 commentaire:
Well said.
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