Une Petite Légende du temps des fêtes
L'Antéchrist de Pointe-Bleue
Les premiers colons sont arrivés à Chambord autour de 1855. On ne connaît pas la date exacte, mais il semblerait que la colonisation du Lac-Saint-Jean fusse granulée dans ces années là.
***
"Coupe, hache, et débite!" le natif trimait dur. Il avait quitté Grande Baie voilà trois ans, et avait remonté le courant seul, jusque là. Un jour, avec les pionniers, il s'était fait mordre par un cheval; la population craignait la rage, et on fit pression pour l'isoler. Le notaire, un vieux joueur goutteux, lui avait donné un lot rocailleux et pentu, éloigné des autres, et en ces temps où l'hiver fauchait les colons, tout le monde avait opiné.
Le natif s'était tranquillement renfrogné, et, un jour, il s'éclipsa sur l'eau vers le lac, jugeant la nature sauvage plus accueillante que la compagnie de ses soucieux homologues.
"Ponce, meule et scie!" le natif suait ferme. Ses vêtements s'étiraient aux coutures, sa barbe couvrait ses maxillaires saillantes, ses vieilles bottes craquelaient dans le froid. Dans sa tente provisoire étaient suspendus un chapelet en serpentine, une figurine de Saint-Antoine et une boîte d'amadou. Ses traces allaient du lac aux fondations, des fondations aux sous-bois, des sous-bois aux étendoirs, des étendoirs au lac.
On l'avait surnommé le natif parce qu'il avait le teint fauve et les yeux vifs d'un autochtone. Pourtant, il était comme eux un pur produit d'exportation, né d'un adultère odieux entre un petit-bourgeois de la Savoie et une trop curieuse esclave. Le natif s'était retrouvé sur le nouveau continent, balayant au passage des preuves gênantes quelque part sur l'autre.
"Creuse, ébranche et écorce!" Il travaillait avec une énergie redoutable, en phase avec un orgueil doublé de jansénisme. Par cette maison, il saurait montrer à son Serviteur toute l'humilité et la foi dont il peut faire preuve.
Le 24 décembre à minuit, il le remerciait au chaud dans une petite boîte sans fenêtres, flanquée d'une cheminée crachotante en fer blanc. Il faisait presque bon devant l'âtre en argile, l'endroit fleurait l'épinette.
Il lui restait à vaincre l'ennui. Il lisait la bible, écrivait peu, un rare avantage.
Un long mois passa, où il se nourrit du fruit de ses collets et de ses réserves salées. Il érigea une croix sur la maison, signalant une présence coloniale en cet endroit audacieux.
Enfin, le natif n'y tint plus. Il regretta son amère solitude, et fit rapidement les obsèques de son ermitage. Il lui fallait rentrer vers Grande Baie. Il ouvrit la porte, tête basse, et la releva en respirant une curieuse odeur de sel.
C'était une très séduisante amérindienne, penchée sur ses collets, qui entrait dans sa vie fermée, comme un miracle. Il s'approcha tranquillement, et cet instant de flottement surgit, lorsque les étincelles des yeux sont polarisées vers la promesse d'un amour inconditionnel.
Le natif avait trouvé sa native. Au diable son lot caillouteux au Saguenay, il resterait ici, et promit au ciel de s'abandonner pour elle, dès ce jour.
Février passa comme un rêve. Ils se découvraient, s'apportaient une aide mutuelle. Il se lia avec d'autres autochtones.
Mars fut merveilleux. Ils allaient sur le lac en raquettes, elle chantait, lui riait d'une voix grave et rauque, son écho rebondissait sur les eaux saisies.
En avril, la glace se brisa sous ses pieds, elle disparut dans l'eau froide en se rendant à Pointe-Bleue par le lac.
Le natif, inquiet de sa longue absence, sortit et avisa les traces dans la neige. Son cœur bondit, il pressentit le pire, et à la vue du trou il tomba à genoux.
Les maxillaires serrées, il renifla des larmes de rage, leva son poing et maudit Dieu. Le blasphème fut proféré tellement fort qu'il ricocha jusqu'aux rives de l'actuel Saint-Gédéon.
"Coupe, coupe et coupe!"
Les jambes arquées sur le toit, il trancha la croix et alla la planter à l'envers devant le chalet. Le soir venu, une odeur sulfureuse sillonnait le ciel, issue d'une petite cheminée en fer blanc.
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1860. Sabin Gagnon arrive à Chambord et devient le premier à s'y installer.
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Le 19 mai 1870, Le Grand Feu détruit la ville en quelques heures.
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1947. À la mémoire des victimes du Grand Feu, on érige un calvaire. Toute la paroisse participe à la construction du monument.
Même les enfants. Parmi eux, trois gamins à l'éducation douteuse, au langage cru et yeux malins, qui décident de s'éclipser. Pour autant qu'ils s'en souviennent, ils ne connaissent pas ces calcinés, alors, eh!
C'est l'expédition à travers les bois qui les tente, ce jour là. Les gélinottes volettent entre les épinettes, le soleil est haut dans le ciel et la friche humide attise leur imaginaire explorateur. Les trois gamins marchent dans les brindilles croustillantes, ricanant.
Quand soudain, les rires cessent.
Devant eux, une croix inversée, noire et rongée. Derrière elle, sur une saillie de terre, un cube de planches sombres, mité et infesté de champignons, tenant en place, un tour de force de la gravité.
"Oooooh!"
Ils s'approchent comme des sioux. Une habitation? Ici? Incroyable! Il n'y a même pas de sentiers, ni de repères!
Il leur fallait voir à l'intérieur.
Glissant leur œil dans un interstice, ils risquent un aperçu de la structure. Un noir inquiétant leur répond.
"On entre?" Demanda le plus jeune.
"Non, regardez: il y a du monde icitte."
En effet, des petites traces mouillées devant la porte semblaient se rendre jusqu'au lac.
"On s'en va, dit le troisième. Y vont peut-être revenir. On reviendra ce soir, pis on checkera dans la cabane quand ça va être éclairé."
Ils quittèrent, sans même se rappeler qu'au village, ils seraient fortement houspillés pour leur fugue. Leur excitation était grande, quand, le soir venu, ils se retrouvèrent autour du calvaire des grands brûlés, avec leur matériel d'expédition bien en poche. C'était en octobre.
Ils marchèrent dans la bise muette, parmi la forêt devenue cimetière griffu. Partout ils voyaient les longues mains s'extraire des épinettes, semblant les retenir. Un curieux vent d'ouest leur chuchotait des paroles tristes, mais bientôt la curiosité pilonna la menace, comme un coup de pioche dans un bloc de suif.
La croix inversée était là.
Et encore mieux, on voyait une lumière sanglante filtrer entre les planches du cube noir, et une odeur âcre s'échappait d'un trou rouillé sur le toit.
Une chauve-souris passa.
"Heille...ya du monde!"
Ils montèrent le tertre à pas de souris. Ce fut le plus jeune qui arriva en premier. Il s'appuya en douceur contre le mur, et colla discrètement ses pupilles entre deux billes racornies.
Un homme. Seul.
Il marmonne quelque chose.
Les deux autres gamins s'agglutinèrent contre le trou.
"...C't'hiver, tu vas sortir. Comme chaque année, tu vas sortir. C't'hiver..."
En s'appuyant contre les planches, la structure craqua. Tout se passa très vite. Les trois gamins détalèrent, l'homme se tourna d'un coup vers le mur. En courant entre les branches, ils entendirent la porte de la cabane claquer, et ils purent sentir une haine étrange émaner de la haute silhouette qui les prenait en chasse.
Les trois gamins regardaient droit devant eux. Les épinettes noires avaient griffé leur visage, ils se cognaient contre les troncs, mais la peur, liquide, qui coule à grands bruits dans les artères, cette peur dilatait leurs poumons, ils fusaient sous les branches basses. Ils gagnèrent leurs maisons respectives et ne parvinrent à s'endormir qu'après une longue période de froid sous les draps.
Dans son petit lit, l'aîné avait une image en tête : des vêtements qui sèchent sur un étendoir, à l'entrée de la cabane.
Le lendemain, ils se rencontrèrent devant le calvaire. Tous les trois affichaient une mine sérieuse. Leurs parents les avaient privé de sortie, ils ne pourraient plus sortir après la tombée du jour. Leurs joues meurtries avaient trahi leur forfait, et ils devraient se cantonner aux jeux d'intérieur désormais.
"J'ai une idée", dit le plus vieux.
"Ya ben un soir cet hiver qu'on va pouvoir y retourner. On va y aller à Noël, pendant la messe de minuit, quand tous les adultes vont être dans l'église. On va pouvoir savoir à qui qui parlait, c'te bonhomme là."
Dans un mélange de peur et d'excitation, ils scellèrent le pacte.
***
24 décembre. Chambord se presse devant l'église. Les gens sont de bonne humeur, la foule converge à l'intérieur.
Trois petites silhouettes s'en extirpent. La lune est cachée par un nuage. Les gamins se pressent vers le calvaire des grands brûlés. La progression sera difficile : même en forêt, la neige atteint leurs genoux, et leurs jambes bien habillées ont perdu leur agilité estivale. Ils s'enfoncèrent. Dans les bois, silence total. Le réseau d'épinettes est cristallisé, ça et là un petit mouvement, vibrations. Les six pieds croquent la neige douce, les trois buées remuent l'air fixe.
Et dans ce silence, la croix apparaît enfin. Mieux encore: la cabane est illuminée.
Tous les trois se couchent dans la neige, et rampent tranquillement vers la butte. C'est encore le plus jeune qui arrive en premier, et il trouve un trou minuscule pour observer dans le vieux chalet.
Il y a deux personnes.
Il reconnaît, de dos, le vieil homme.
L'autre est en retrait, il la voit mal de son point de vue. Une longue chevelure suggère une femme.
"Pousse-toi un peu!"
Le deuxième gamin observe. Les deux silhouettes à l'intérieur s'étreignent, mais il ne voit pas les visages.
"Tassez-vous!"
L'aîné se colle à la paroi. Pas de doute, c'est une femme, c'est donc "elle". Mais "elle" est d'une maigreur horrifiante, sa tête tient à peine en place, et elle ressemble davantage à un pantin qu'à autre chose.
Et tout est mouillé, autour d'eux. On dirait même que c'est elle qui dégouline sur le plancher, oui! Ses cheveux ruissellent, la tunique fait saillir ses épaules pointues, mais qui est cette visiteuse?
Et le couple se retourna, l'aîné vit leur visage.
Il cria.
***
Une note fut retrouvée sur le calvaire, le lendemain matin, écrite avec de la suie. "Vous les verrez une fois par année, l'hiver. L'hiver, ils vont sortir."
Une paire de pas mouillés demeurait dans la neige, et filait vers le sous-bois.
1 commentaire:
J'ai adoré la récurrence du début. Éric avait raison; t'écris vraiment bien!
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