mardi 29 juillet 2008

Le Sillon

Le 18 mai à 15h22, le vent glissait vite sur ma gauche.

Pendant les dépassements, l'effet Doppler était maximal, tordant l'air comme un accordéon, ma tenue de route en subissant les fausses notes. Tranquillement, la camionnette de ma mère prenait son envol, j'étais à trente kilomètres-heure de Mach 1.

Et mes passagers rongeaient leur frein, car un accord tacite m'engageait à gagner Rivière-du-Loup pour 15h30. Or, il me restait 8 minutes pour franchir 40 bornes.

Pour nous, continentaux du Saguenay, la notion de traversier est très théorique: aussi les affiches placardant un départ pour l'heure H haranguaient les cylindres du petit moteur féminin à s'exciter sous la capote rouge.

Et la camionnette filait comme un vilain trait sur la 20.

À cette vitesse, j'adoptais une exécrable désinvolture, mais mes yeux inquiets scrutaient la présumée Crown Victoria blanche qui dégonflerait mon statut de Kowalski en puissance, et d'ailleurs tout le monde à bord le savait.

Pas plus de Chevrolet Caprice. Pas de police. Je pousse plus loin sur la pédale.

Plus que 10 bornes à faire. À bord, on sent la gravité qui perd de son emprise au profit d'une flèche grotesque abritant cinq humains crispés.

On était comme absorbés par l'horizon. 15h26. Je peux le faire.

Toujours pas de police. Mon regard sautille dans le paysage flou, mais la Providence est là.

Étrange, un pick-up me suit depuis un bout de temps. Probablement un type qui doit aussi embarquer à bord. Tant mieux, on en rira ensemble, accrochés au bastingage.

Et le pick-up a fait jaillir deux phares, un rouge et un bleu.

***

J'ai d'abord ressenti le coup dans mes testicules, qui ont rétréci au statut de roulements à billes. Puis ce fut mon coeur, qui vint cogner durement dans mon bas-ventre, après un véritable anti-cyclone intérieur.

Enfin le sang monta.

Je me rangeai, et revenir à l'immobilité me sortit de la douce transe cinétique.

***

Le policier m'a donné une contravention de 14 points d'inaptitudes. J'ai perdu mon permis. En ce jour de la reine, les contraventions sont doublées. 18 mai. 1500 $ en lettres carrées, une calligraphie sans appel, meurtrière.

Une dispute a éclaté à bord du véhicule. L'escalade du ton fut vive, sanguine et hargneuse. Je recevais comme une insulte leur discours moral, mais je ne me sentais plus capable de surmonter ma honte. Aussi j'explosais, je ricochais sur eux, mes amis, en les blessant dans leur personnalité, dans leur être, dans leur nature. Par moments, j'ai une voix très forte, et je passais du rictus méprisant à l'accusation non-fondée, au jugement de valeur, n'importe quoi pour éluder ma faute, me trouver deux pieds d'argile pour au moins m'en tirer à la marche.

J'y ai confirmé quelque passante paranoïa, mais j'ai perdu tous ces amis précieux, que j'aime et qui me le rendaient sans condition. J'ai réalisé que de connaître le point faible d'une personne, qui saura la faire pleurer, est une preuve d'amour avant toute chose, et qu'il est simplement mal, très mal de s'en servir. Dans mon cas, avec du recul, c'est systématiquement pour me remonter que j'agis ainsi, et souvent de manière subtile. Je n'ai pas su travailler avec eux sur la question, en écarter la dramatisation pour former ce rapport franc et rare qu'on prête aux vraies amitiés.

Le constat, après plusieurs jours de solitude et de malheur, et de pauvreté, disons-le, est la seule pitance que je mérite.

***

Le policier m'a demandé pourquoi j'étais si pressé.

"On essaie de pogner le traversier, monsieur"

Les autres approuvent nerveusement, silencieux.

Il fronça les sourcils.

"J'vous donne une chance. Vous êtes presques arrivés. Mais attention, ralentis, là."

Rien. Rien. Je n'ai rien eu à payer.

Il est remonté dans son pick-up, petit personnage à la coupe en brosse du Bas-du-Fleuve, et il a disparu dans le trafic.

Sur le traversier, qui a d'ailleurs quitté le quai à 16h10 à cause d'un autobus de touristes en retard, je n'étais pas encore à ce stade de ma réflexion sur l'évènement, mais j'avais, enfin j'espère, adopté à leur égard une attitude différente.

***

Ah oui! Et si vous devez partir en vacances, le Bas-du-Fleuve c'est pas pire.

1 commentaire:

Fée Rivière a dit…

Je connais quelqu'un qui ne te prêtera plus sa Dodge Caravan. Dommage ni sa confiance...